Une vente exceptionnelle.
Dans la salle, beaucoup d'écrivains âgés. Quelques uns plus jeunes, venus peut-être par curiosité. Des avocats également. Plusieurs greffiers, quelques archivistes. Des antiquaires évidemment. Ils sont tous venus car la vente est exceptionnelle. L'évènement était annoncé de longue date. L'exposition a tenu les promesses du catalogue, et même plus. Personne ne veut manquer l'extraordinaire rareté qui constitue le clou de ces enchères.
Le commissaire-priseur en a prévu la vente seulement en fin de séance. Chacun le sait. Tous sont pourtant là dès l'ouverture. Pour ne rien manquer. Il est vrai que les lots dispersés sont de qualité.
Les premières adjudications furent intéressantes, mais sans plus. Un stylo de Gide, une punaise de Léautaud, un élastique ayant appartenu à Jouhandeau, trouvèrent rapidement preneurs, sans susciter d'enthousiasme.
A mesure, la tension commença à monter. Une virgule ayant appartenu à Voltaire fut finalement adjugée au-dessus des plus fortes estimations. A partir de là, le crescendo fut rapide. Des guillemets de Beaumarchais, une parenthèse de Proust, un trait d'union de Balzac, une série de points de suspension de Stendhal se virent âprement disputés.
L'atmosphère devint électrique quand on en vint aux pièces uniques. Une majuscule de Montaigne, ne figurant pas dans les
Essais, remporta un vif succès. Une véritable bataille se livra entre deux académiciens pour une apostrophe attribuée à Shakespeare. Le record fut atteint par un accent circonflexe ayant appartenu successivement - hasard à peine croyable - à Diderot, Sade et Barrès.
Bien des merveilles, en quelques dizaines de minutes, trouvèrent acquéreurs à des prix faramineux. L'excitation était à son comble quand fut présentée cette chose extraordinaire pour laquelle tous étaient venus.
Il s'agissait d'un point final. De toute beauté : définitif, anonyme, sans appel, et n'ayant jamais servi. D'une impeccable facture : dense, noir, parfaitement circulaire. On aurait dit qu'il était neuf. Luisant, bien découpé, prêt à clore une oeuvre à la première demande.
Tous les regards étaient rivés sur lui. Les vieux écrivains en rêvaient depuis longtemps. Ils le redoutaient aussi, évidemment, mais chérissaient en secret le signe ultime qui pourrait enfin mettre un terme à leur oeuvre, cause d'autant de tourments que de joies. Les jeunes espéraient que le peu qu'ils avaient écrit prendrait une nouvelle valeur, une sorte de densité tragique, si un point final s'y inscrivait déjà.
En fait, aucun d'entre eux n'avaient encore jamais vu un tel point. C'est pourquoi, sans doute, ils le dévoraient des yeux, avec une sorte d'avidité muette.
Au moment d'ouvrir les enchères, le commissaire-priseur fut surpris de voir l'un des écrivains les plus âgés se lever, et quitter la salle à pas lents. En quelques instants, tous en firent autant, sans un mot. Le vendeur se retrouva avec son point final. Personne n'en voulait.