Les mots des riches, les mots des pauvres

En flânant dans un de mes endroits de prédilection, je suis tombé devant un petit livre de Jean-Louis Fournier, aux Editions Anne Carrière : Les mots des riches, les mots des pauvres.

C'est un petit bouquin assez amusant qui rejoint un peu les réflexions que nous avons parfois entre nous sur les riches et les non riches au fil des sujets que nous abordons.

Pour ouvrir le livre, Jean-Louis Fournier a mis cette phrase attribuée à Coluche :

Un jour Dieu a dit : "Je partage en deux : les riches auront de la nourriture, les pauvres auront de l'appétit."

Quelque fois, pour rigoler, Monsieur Riche imagine qu'il est pauvre, tandis qu'il regarde monter au ciel les volutes de la fumée de son havane et que tintent les glaçons dans son pur malt, visiblement excité, comme un gosse qui dit des gros mots, Monsieur Riche répète les mots des pauvres : HLM, Smic, gamelle, pince à vélo, chômage ... jusqu'à plus soif et qu'il roule sur la moquette, en hurlant de rire.

Quelque fois, Monsieur Pauvre se prend à rêver qu'il est riche. Il ferme les yeux et, religieusement, comme une prière, il répète les mots des riches : caviar, champagne, hotel particulier, coffre-fort, Rolls Royce ...
Ces mots lui montent à la tête, comme de l'opium, et l'envoient au ciel.
Mais rapidement, il est obligé d'arrêter.
Il faut qu'il descende la poubelle.

Monsieur Riche adore les pronoms personnels de la première personne. Parce qu'il est la première personne.
Madame Riche aime le mode impératif. Quand elle l'utilise, on lui répond : "Oui, Madame" et on s'incline respectueusement.

Monsieur Pauvre vit dans le présent . Parce que son futur est sombre.
Madame Pauvre se demande pourquoi on dit pauvre con, jamais riche con.

Quand le nouveau-né de Monsieur et Madame Riche ouvre son oeil bleu sur le monde, il rit.
Tout ce qu'il voit l'enchante.
Sur le mur laqué blanc de sa chambre, court une frise de délicates glycines; dans une cage à oiseaux, un rossignol automate bat des ailes, et une boîte à musique joue du Mozart. Le plus beau, c'est un visage qui se penche sur lui, le visage d'une jeune femme fraîche et douce, comme une madone de Raphaël, sa jolie maman qui lui murmure : "As-tu bien dormi, petit Richard ?"

Quand le nouveau-né de Monsieur et Madame Pauvre ouvre son oeil chassieux sur le monde, il pleure.
Tout ce qu'il voit l'accable.
Le papier peint marron de la pièce avec d'horribles fleurs jaunes, le tube à néon qui bat, une télévision noir et blanc mal réglée qui braille. Le pire, c'est, au milieu des mouches vrombissantes, un visage qui se penche vers lui, le visage aux yeux usés d'une femme vieillie avant l'âge, sa mère, à bout de nerfs, qui lui hurle : "Ta gueule, Kévin."

Kévin est né à Bobigny, Richard est né à Genève. Le père de Kévin est magasinier, le père de Richard est banquier.
Ils ne se rencontreront jamais.
Kévin n'ira jamais en vacances à Genève, ni Richard en vacances à Bobigny.

Même allongés sur le sable, à moitié nus devant la mer, Monsieur Riche et Monsieur Pauvre restent différents.
Monsieur Riche est mince et musclé. Monsieur Pauvre est flasque et mou.
Monsieur Riche a des jambes fines et nerveuses comme celles d'un pur-sang. Monsieur Pauvre a des varices et des chaussettes en tire-bouchon.
Monsieur Riche porte un bermuda en lin, Monsieur Pauvre un short en soldes.
Monsieur Pauvre a un tee-shirt sur lequel est écrit en gros caractères "University of Columbia". Monsieur Riche a fait ses études au M.I.T. de Boston mais ce n'est pas écrit sur son polo beige.
Au soleil, Monsieur Riche bronze, Monsieur Pauvre rougit.
Quand Monsieur Pauvre retire son tee-shirt, on voit sur son épaule , toute rouge, une grosse rose tatouée. Quand Monsieur Riche retire son polo, on voit un bronze de Praxitèle.
Sur la plage, Monsieur Pauvre dort la bouche ouverte, un journal sur la tête, à côté de son transistor mal réglé sur RMC et de sa glacière en polystyrène bleu Floride.
Assis sous un joli parasol de toile écru, Monsieur Riche scrute la mer avec des grosses jumelles noires.
Monsieur Pauvre boit une canette de bière pour faire passer le temps et les oeufs durs remplis de sable. Il écoute la retransmission du match de football PSG-Lens, Lens perd trois à zéro, il est accablé.
Tandis que Monsieur Riche regarde son grand fils qui fait du ski nautique, Monsieur Pauvre regarde son grand fils qui fait le con. Madame Pauvre, dans sa marinière à fleurs, retourne une claque à la plus jeune qui s'est mise torse nu : "T'as pas fini de montrer tes titis ?"
Quand une mouette défèque en plein vol, ça ne tombe jamais sur Monsieur Riche, toujours sur Monsieur Pauvre. Ca fait rire Madame Pauvre, elle croit que ça porte bonheur.
Ca ne fait pas rire Monsieur Riche. Il ne le voit pas.

Une amie de Madame Riche prétend que les pauvres ne sont pas faits comme nous. Elle pense que leur organisme est plus rudimentaire et moins sophistiqué que celui des riches. Comme il est plus simple, il est plus résistant. Pour cette raison on peut confier aux pauvres les travaux les plus pénibles.
Elle pense que le pauvre est réduit au strict minimum. Il n'a ni rate, ni pancréas, ni vésicule biliaire, organes de luxe un peu superflus dont il n'a pas l'usage. Il a seulement un foie et un estomac.
Elle sait qu'il a un foie parce qu'il a souvent la cirrhose du foie.
Au lieu d'avoir un estomac délicat, tapissé de fines membranes et irrigué de sucs gastriques, comme le sien, le pauvre a simplement un gésier, sorte de petit broyeur capable de digérer n'importe quoi, même des cailloux. La preuve, il mange n'importe quoi et n'en meurt pas.
Au lieu d'avoir deux intestins comme le riche, le pauvre n'en aurait qu'un, ni grêle ni gros, un moyen. Ce qui expliquerait que Madame Riche a des flatulences, tandis que Madame Pauvre pète.
Pour faire ses besoins, au lieu d'avoir comme le riche, deux trous, l'un pour les liquides l'autre pour les solides, elle pense que le pauvre n'en aurait qu'un, pour tout, comme les oiseaux.
Elle sait aussi que le pauvre a des poumons. Ils ne sont pas roses comme ceux des riches, ils sont noirs comme ses idées.
Dernièrement elle a découvert que le pauvre a seulement une moelle épinière et pas de cerveau. Elle l'a confié récemment à Madame Riche :
- "Sérieusement, croyez-vous que s'il avait un cerveau il serait pauvre ?"

Il est sain que le pauvre reste pauvre et que le riche reste riche, déclare Madame Riche. Chacun à sa place. Cela est la nature des chose.
Comme le riche qui devient pauvre, le pauvre qui devient riche n'est jamais pleinement satisfait .
Le pire, c'est le pauvre qui devient riche. Son comportement est souvent ignoble avec ses anciens comparses, les pauvres. On l'appelle Monsieur Nouveau-Riche. Il conserve les bas instincts du pauvre et garde ses mauvaises habitudes. S'il vous invite chez lui, vous avez intérêt à dormir avec vos chaussures, il serait capable, pendant la nuit, de vous les piquer.
Le nouveau riche a le sentiment désagréable de ne pas se sentir à sa place. Il perd ses amis pauvres et ne se fait pas d'amis chez les riches.
Son organisme rudimentaire ne lui permet pas de goûter pleinement la subtilité des plaisirs que la richesse met désormais à sa portée. Au champagne, il préfèrera toujours le mousseux, aux asperges, les poireaux.
Quand il est invité chez les riches, les repas sont souvent des supplices. Il ne sait pas choisir parmi toutes les sortes de couverts disposés à côté de son assiette. Il se retrouve avec un couteau à pamplemousse pour couper sa viande.
Même bien habillé, Monsieur Nouveau-Riche n'est jamais élégant, il a l'air en dimanche.
Sa morphologie s'accorde mal des vêtements à la mode. Les vestes près du corps mettent en évidence son tour de taille, les cravates en soie étranglent son cou de taureau; dans ses escarpins trop étroits ses pieds demandent grâce.
Sa peau épaisse et grumeleuse est insensible aux frous-frous et à la caresse de la soie. Sans vouloir le dire il regrette les caleçons qui grattent.
Alors qu'il était un honnête joueur de belote, il se ridiculise en jouant au bridge.
Alors qu'il était habile à la pétanque, il est nul au golf.
Il a perdu son charme, il a perdu son identité.
On a perdu un pauvre, on n'a pas gagné un riche.

Monsieur Nouveau-Riche a acheté un 4X4 énorme, beau comme un camion. Il est très haut.
Monsieur Nouveau-Riche, qui n'est pas très haut, a de la peine à monter dedans. Mais quand il est installé au volant, il dépasse tout le monde, il devient grand. Il peut regarder les autres de haut.
Il y a plein de tuyaux chromés qui sortent de partout, comme les grandes orgues de Notre-Dame. Quand il démarre, c'est le grand jeu.
Monsieur Nouveau-Riche a six cylindres en ligne, une cylindrée de 2 926 centimètres cubes, vingt-quatre soupapes et une puissance de 177cv à 4000 tours minute.
Il faut bien ça pour tirer son scooter des mers avec lequel, chaque année, il va empêcher les crevettes de faire la sieste.
A l'intérieur, c'est plus calme. Une chaîne haute fidélité avec plein de watts et plein de haut-parleurs permet à Madame Nouveau-Riche d'écouter André Rieu dont elle raffole.
Monsieur Nouveau-Riche l'a choisi noir métallisé avec intérieur en cuir blanc pour faire distingué.
Monsieur Nouveau-Riche est immatriculé 92
Monsieur Pauvre est immatriculé neuf trois. La voiture de Monsieur Pauvre est vieille, elle fume. Le pare-brise est décoré avec les vignettes depuis 1980 en souvenir.
Monsieur nouveau-riche ignore Monsieur Pauvre. Il ne fréquente que des gens dont la voiture a plus de dix chevaux et une cylindrée d'au moins 2 000 centimètres cubes.
Maintenant avec son 4X4, Monsieur Nouveau-Riche peut écraser tout ce qui lui barre la route. Il ne craint plus personne, même pas les buffles : il a un pare-buffles.
Il est devenu le roi de la jungle.

Les riches et les pauvres ont un bestiaire et un vocabulaire animalier différent. Monsieur Riche, qui va faire des safaris, est familier du crocodile et de la panthère. Monsieur Pauvre, qui reste chez lui, l'est plutôt du rat et de la mouche.
La mouche se sent mieux chez Monsieur Pauvre que chez Monsieur Riche.
Chez Monsieur Riche, elle est accueillie par des domestiques armés de bombes. Sur la table de Monsieur Riche, toujours astiquée, il n'y a rien à manger.
La mouche préfère la table de Monsieur Pauvre où il y a toujours de quoi manger et de quoi boire, des miettes, des taches de gras et des ronds de vin.
La mouche préfère le bébé de Madame Pauvre. Il sent plus mauvais que le bébé parfumé de Madame Riche.
Quand Monsieur Riche chasse le lion, Monsieur Pauvre chasse la mouche.

La mite, qui est plus raffinée que la mouche, préfère les riches.
La mite est très maniaque pour son alimentation. Pour cette raison, elle ne va jamais manger chez les pauvres : pas question pour elle de se nourrir avec du synthétique ou de l'acrylique.
La mite ne supporte pas le chimique, elle ne veut pour elle et ses enfants que du naturel et du bio. La laine qu'elle mange doit être, comme son huile d'olive, vierge.
Elle passe de délicieux moments dans les commodes des riches. Elle se goinfre de poils de chameau, de Shetland, de Mérinos, de Cachemire, de Mohair, d'Alpaga, d'Angora.
Quand elle est repue elle va faire sa sieste sur les soies sauvages et les fines toiles de batiste des corsages de Madame Riche.
Quand Madame Riche découvre dans sa commode les dégâts, elle est très contrariée.
Elle remplit un carton avec les vêtements troués.
Elle les donnera à Madame Pauvre pour Noël.

Monsieur Riche est un intime du crocodile. Il en a même un sur sa chemise. Il le tutoie et l'appelle familièrement "mon croco". Il déclare qu'il l'adore, en mettant la main sur le coeur, près de son portefeuille en croco.
En réalité, son amour n'est pas profond, c'est un amour de surface. Ce qu'il y a en dessous de la peau, le cerveau, le coeur, la sensibilité, le reste de la bête, Monsieur Riche s'en fout.
S'il est très attaché au crocodile, c'est par la ceinture.
Monsieur Pauvre, en revanche, a une réelle affection pour le crocodile; il est toujours prêt à l'excuser, même quand il est méchant et qu'il mange les enfants, ça fait des bouches en moins à nourrir. Il le respecte trop pour l'appeler "mon croco", il l'appelle "Monsieur".
Pas question pour Monsieur Pauvre d'utiliser sa peau. Pour ses godillots et ses ceintures il se sert de plastique.
Imitation croco.

Madame Riche ne voyage qu'en première classe, elle n'aime pas la promiscuité, ni ses semblables qui sont en seconde.
Elle supporte mal de traverser les voitures de seconde parce qu'il faut enjamber des pauvres, déchaussés, qui ronflent la bouche ouverte.
Les sièges de première sont très larges, on pourrait y asseoir deux Madame Riche.Les sièges de seconde sont plus étroits, on ne peut y asseoir qu'une demi Madame Pauvre, l'autre moitié déborde sur le couloir.
Les sièges de première classe sont recouverts de fin velours gris très chic. Les sièges de seconde sont recouverts d'un tissu avec des couleurs voyantes, comme le canapé du living de Madame Pauvre. La SNCF doit penser que les pauvres se sentent moins dépaysés dans les endroits qui leur rappellent leur "chez eux".
Dans les voitures de première, il n'y a pas de bruit, on a l'impression que le train glisse sur des pneus. les gens des premières classes sont des gens bien élevés. Quand ils ont quelque chose à dire, ils chuchotent.
Dans les premières classes, les gens se déplacent peu, ils vont rarement aux toilettes. Quand ils y vont, c'est pour se laver les mains. Ils préfèrent s'instruire, plongés dans des gros livres sur lesquels ils s'endorment.
Dans les premières classes, l'ambiance est plus fraîche, il y a moins de chaleur humaine que dans les secondes. Peut-être à cause de la climatisation.
Dans les voitures de seconde, il y a beaucoup d'ambiance et beaucoup d'enfants. Les gens parlent et téléphonent fort, les enfants pauvres braillent parce qu'ils ont faim, les mères pauvres, exédées, les giflent, et les enfants pleurent encore plus fort. Quand on lit, on lit des bandes dessinées ou ce qui est écrit sur le paquet de biscuits. Dans le train, les pauvres n'arrêtent pas de manger.
Les pauvres circulent sans arrêt dans le couloir du train. Ils vont souvent aux toilettes.
Ca les occupe.
Et peut-être, comme dit Madame Riche, qu'ils ne savent pas se retenir.