Brefs entretiens avec des hommes hideux

Aussi, quand il avait fait un nouvel achat ou qu'il nettoyait le hangar à tracteurs ou le grenier, bien souvent papa découvrait quelque chose dont il n'avait plus l'usage et voulait se débarrasser, et comme il y avait long pour acheminer l'objet en question jusqu'à la déchetterie ou aux bonnes oeuvres en ville, il appelait simplement la Gazette des particuliers pour passer une annonce et le donner gratis. Un canapé, un congélateur ou une vieille déchaumeuse, ce genre de trucs. La première ligne de l'annonce disait Gratuit à emporter. Mais même ainsi, il s'écoulait encore pas mal de temps avant que quiconque n'appelle seulement et l'objet stagnait dans l'allée de papa qui pestait dessus jusqu'à ce qu'un ou deux bonshommes de la ville ne montent à la fin des fins jusqu'à chez lui pour y jeter un oeil. Et finasseurs avec ça, le visage fermé, comme aux cartes, et ils tournaient autour de l'objet en le tâtant de l'orteil et en faisant des Où vous l'avez eu, des Pourquoi vous n'en voulez plus et des Comment ça se fait que vous teniez tant à vous en débarrasser. Ils secouaient la tête, conféraient avec la patronne, tergiversaient et exaspéraient mon père, qui cherchait juste à donner gratis une vieille déchaumeuse encombrant son allée et qui pour finir perdait son temps à farfiner avec ces types pour qu'ils veuillent bien la prendre.

Alors voilà-t-il pas qu'un jour il a besoin de se débarrasser de quelque chose, et ce qu'il fait c'est qu'il passe une annonce dans la Gazette des particuliers et fixe un prix couillon là au téléphone avec le gusse du journal. Un prix couillon, presque rien. Vieille herse avec dents, traces de rouille 5$. Canapé jaune et vert JCPenny 10$, et d'autres dans le même goût. Alors bien souvent les bonshommes appelaient le jour même de la parution, accouraient de la ville ou faisaient la route de plus loin encore, de bourgades voisines où la Gazette est distribuée, se garaient en projetant des graviers partout, jetaient à peine un oeil à l'objet en question et pressaient papa de prendre tout de suite les cinq ou dix dollars avant qu'un autre bonhomme ne les double; et si c'était quelque chose de lourd, comme ce fameux canapé, par exemple, je les aidais à charger et ils l'embarquaient sur le champ. Ils avaient un air différent, comme leur femme restée dans le camion, satisfait, toutes dents dehors, un bras autour des épaules de la patronne et un signe amical pour faire au revoir pendant la marche arrière. Emoustillés comme pas deux de récupérer une vieille herse pour presque rien.

J'ai demandé à papa quelle leçon en tirer et il m'a répondu probablement que ça servait à rien de vouloir donner de la confiture aux cochons et que je ferais rudement bien d'aller chercher le râteau pour enlever les graviers de la rigole avant que ça foute en l'air le drain.

Cette nouvelle s'intitule Le Diable est un homme très pris tirée d'un recueil : Brefs entretiens avec des hommes hideux, écrit par David Foster Wallace et traduit de l'américain par Julie et Jean-René Etienne.
C'est paru AU DIABLE VAUVERT